jueves, 14 de agosto de 2014

Ludus Danielis - Drama litúrgico medieval:


Le gigantesque programme musical couvrant toute l'année de la liturgie occidentale unifiée du Moyen Âge fit prospérer par centaines dans les cathédrales et les monastères des écoles dont le rôle n'était pas seulement de former des jeunes destinés à prendre la relève du clergé alors en activité, mais aussi de perpétuer et d'assurer dans l’application chantée de la liturgie l'alternance indispensable des voix d'hommes et d'enfants. La vie très animée de ces écoles, intégrant les événements annuels de la liturgie demandant de longues préparations, ouvrit peu à peu aux jeunes élèves, par une suite de programmes à la fois distrayants et techniquement difficiles, imposant une dure discipline et maintenant dans le même temps l'imagination en activité, de nouveaux domaines littéraires, des textes des Psautiers à l'univers des poètes auteurs des séquences, sans oublier des incursions dans les oeuvres des poètes classiques. Les nombreux recueils de poèmes que l'on a retrouvés dans ces écoles montrent avec quel plaisir leurs élèves jouaient avec le langage poétique. Un domaine dramatique s'offrit aussi bientôt au jeu poétique, également grâce au programme liturgique. Des sources qui vont se multipliant peu à peu à partir du Xe siècle montrent comment les événements de l'aube de Pâques passèrent de la narration de la Bible à une forme se prêtant à leur version dialoguée, en faisant prendre part aux participants, non pas à l'événement proposé à l'imagination, mais à son déroulement réel, en orientant l'événement solennel véhiculé par le dialogue d'abord vers l’Introït de la messe, puis vers le Te Deum clôturant les matines, comportant plus de place que le précédent. Des contenus dramatiques similaires furent tirés des thèmes de la Nativité, avec intervention de bergers, de rois mages, d'Hérode, etc. C'est ainsi que l'on fit aussi place aux prophètes de l'Ancien Testament, et même aux chants sibyllins reliant l'Antiquité au monde chrétien et mis au goût du jour. Sans un fort ralliement des écoles enseignant en latin (aux XIIe. et XIIIe siècles), le genre dramatique n'aurait certainement pas commencé à se développer aussi puissamment, surtout par le truchement des mystères, qui tendaient de plus en plus vers le langage populaire en rompant avec la liturgie. C'est dans ces jeux en latin que l'on trouve les premiers ajouts en langage profane, et c'est ainsi qu'ils firent place à des chants populaires tels que le Chnst ist erstanden, qui est digne de la séquence Victimae paschaIi. Dans les laudi, on voit s'ouvrir à compter du XIII. siècle tout un univers vocal en italien, et les lamentations mariales chantées dans toute l'Europe en langue nationale annoncèrent le développement ultérieur des grandes passions populaires, de même que les programmes monumentaux des processions de la Fête-Dieu – que l'on vit se multiplier presque d'un jour à l'autre – ouvraient déjà la voie aux théâtres profanes baroques. Le jeu dramatique auquel notre disque est consacré se distingue des .créations de l'époque par un univers mélodique particulièrement riche. Smoldon va jusqu'à parler à son propos de l'apparition d'un « opéra médiéval ». Cette remarque est d'autant plus justifiée que ce drame tient soigneusement compte de la fonction des différents morceaux au point de vue des genres musicaux: c'est ainsi que des récitatifs dans les formes alternent avec des strophes apparentées aux hymnes à la mélodie plus élevée et avec des morceaux lyriques plus riches en mélismes. Les cortèges et les suites faisant se déplacer beaucoup de monde (les conductus) sont, au gré de la situation dramatique, tantôt renforcés, et retentissants,. tantôt retenus et pleins d'attente ou encore de caractère dansant; mais surtout, ils se démarquent entièrement du coloris dans une certaine mesure grégorien des précédents, et tendent vers l'univers sonore de la musique populaire, consciemment ou non. Le texte suit d'assez près les points essentiels du récit biblique: la tension dramatique est présente dès le début à l'occasion du festin de mille couverts donné par le roi Balthasar, pour lequel il fait mettre sur la table les vases d'or rapportés en butin du Temple de Jérusalem par son père, Nabuchodonosor. Dès que ses invités y ont bu, une main humaine apparaît et trace sur la muraille une inscription que personne ne parvient à déchiffrer. Sur le conseil de la reine, on fait venir Daniel, déporté de Judée, dont la grande renommée a été établie du temps de Nabuchodonosor, et le prophète déchiffre l'inscription et apprend au roi qu'elle annonce la fin de son règne. Balthasar le récompense royalement et lui attribue de hautes fonctions, tandis qu'on remporte solennellement les vases du Temple. Le tournant dramatique se trouve déjà dans la Bible, qui dit laconiquement que la nuit même, Balthasar fut mis à mort et que Darius le Mède reçut la royauté. La deuxième partie du jeu est consacrée à l'arrivée sur le trône de Darius, à la récompense de Daniel et aux intrigues de grands de la cour jaloux de lui, intrigues à la suite desquelles le souverain se trouve contraint, malgré toute sa bonne volonté, de faire jeter le prophète dans la fosse aux lions. Mais Daniel est sauvé par l'intervention d'un ange qui transporte à Babylone par les cheveux le prophète Habacuc, porteur du repas qu'il destinait à ses moissonneurs, ce qui permet à Daniel de se nourrir. Le roi fait extraire son conseiller de la fosse aux lions et y fait jeter à sa place les intrigants, avant d'ordonner à tous de révérer et de glorifier le dieu de Daniel. La prophétie concernant l'arrivée du Messie et l'annonce de sa naissance par l'ange conduit au chant initial (introït) de la messe de Noël (au lieu du Te Deum), qui constitue le chœur final. En dépit de son intéressant enchaînement d'événements, le drame ne perd pas de vue les règles et l'actualité de la liturgie. Le thème principal de cette pièce prophétique, la naissance du Christ, pénètre tout son déroulement, et c'est pourquoi le chœur qui introduit le drame tout entier ne perd pas de vue les règles et l'actualité de la liturgie. Le thème principal de cette pièce prophétique, la naissance du Christ, pénètre tout son déroulement, et c'est pourquoi le chœur qui introduit le drame tout entier n'a pas pour thème l'arrivée de Balthasar et de sa suite, mais bien le rôle du prophète; de même, le conductus au son duquel Daniel est conduit devant Darius est tout entier consacré à la Nativité; quant à la prédiction finale de Daniel, elle est au point de vue musical nettement supérieure à la scène du déchiffrage de l'insription mystérieuse de la première partie. Du fait, précisément, de ses fréquentes allusions au grand empire messianique, le Livre de Daniel fut longtemps considéré par la tradition liturgique comme le dernier maillon des prédictions des prophètes, et son rapport apocalyptique avec le «Fils de l'homme» fit de même considérer son contenu comme se rapportant pour l'essentiel à la Nativité. Le drame qui nous occupe reflète lui aussi cette conception. (Selon les recherches bibliques, le Livre de Daniel aurait été écrit vers 165 av. J.-C., dans le contexte des persécutions religieuses de l'époque des Maccabées, dans le but d'offrir en exemple les épreuves subies par Daniel et ses compagnons, leur miraculeuse délivrance, leur fidélité aux lois ancestrales et les passages fréquents à des ères nouvelles se manifestant dans leurs visions, afin de renforcer l'espoir de la libération et la foi dans la réalisation d'un projet divin se situant au-dessus de l'histoire. En raison de cette distance de quatre siècles, le cadre historique faisant allusion à la chute de l'empire néo-babylonien est quelque peu flou: Balthasar ne portait pas le titre de roi, et il était fils de Nabonide, et non pas de Nabuchodonosor; de même, Darius le Mède n'est pas un personnage historique. L'important résidait dans le témoignage des traditions anciennes, et c'est ainsi qu'on leur fit place à la fin des livres des prophètes dans la Bible grecque et latine, avec le chant des trois jeunes gens et l'histoire de Suzanne. L'histoire du voyage miraculeux de Habacuc à Babylone, dont l'origine est obscure, fut intégrée au Livre de Daniel en tant que morceau final. Les premières lignes du texte nous apprennent fièrement que le drame a été composé par les jeunes gens de l'école de Beauvais. Leurs types de vers coulant aisément et d'une variété impressionnante, ainsi que leurs mélodies aux flux tout aussi ample, montrent combien les élèves en question s'efforcèrent de polir le plus possible leur style dans les passages qui leur étaient confiés, de comparer ceux-ci avec les autres et de les enchaîner en évitant les répétitions. Les éléments de mouvement du jeu furent de toute évidence organisés avec un soin similaire, et les expressions se rapportant aux claquements de mains et à la danse laissent deviner de quoi ces jeunes énergies étaient capables. Le texte mentionne le fait, mais une foule d'analogies et de représentations qui nous sont parvenues indiquent aussi que ce genre de jeu musical spectaculaire offrait de nombreuses possibilités d'utilisation d'instruments de musique. On ne peut s'attendre à des indications détaillées dans ce sens, ne serait-ce que parce que le choix riche des instruments dont on disposait changeait avec les endroits. Dans notre enregistrement, nous sommes partis de la conclusion selon laquelle les conductus du matériau mélodique présentent au point de vue style une physionomie à tel point plus marquée que les autres parties de la musique que leur rythmique caractéristique requiert un. accompagnement instrumental. Ce groupe de morceaux tient dans le tout une place si importante que les autres peuvent fort bien faire l'affaire sans mise en relief, ne serait-ce que pour atteindre à une meilleure compréhension du texte chanté. Nous nous sommes efforcés en assortissant le rythme et la mélodie d'utiliser dans le plus grand éventail de timbres possible les instruments à percussion en usage à l'époque. Les documents qui nous sont parvenus indiquent qu'une ville telle que Beauvais jouissait d'une pratique instrumentale profane extrêmement animée. On trouve dès les XIIe et XIIIe. siècles des détails sur les instruments des jongleurs et sur. leurs fiefs, ce qui signifie qu'ils n par prenaient eux aussi part aux fêtes et aux défilés de la ville. A partir du XIV' siècle, Beauvais fut célèbre pour son école de ménestrels. C'est là que les musiciens professionnels du Nord de la France organisaient leurs réunions annuelles, par groupes d'instruments. Tout ceci est aussi important au point de vue des jeux montés par nos écoliers: ces détails évoquent en effet la toile de fond instrumentale de ville, qui ne dut pas être sans influence sur la pratique musicale de la jeunesse (c'est d'ailleurs ce que laisse soupçonner le style musical des conductus du Jeu de Daniel). 
Benjamin Rajeczky